Lorsque les administrateurs de sociétés
font la une des journaux, comme c'est fréquemment
le cas ces derniers temps, c'est souvent, sauf lorsqu'il
s'agit de questions de corporate governance, parce que
ça sent le roussi. On parle en effet volontiers
d'eux pour évoquer leur responsabilité
dans les déboires de l'entreprise dans laquelle
ils siègent. Il est rare que l'on parle d'eux
quand les entreprises sont florissantes car le mérite
et la gloire reviennent à la direction. Par contre
quand la stratégie échoue ou que la direction
fait des bêtises, on les accable de reproches
en rappelant leur responsabilité ainsi que le
fait qu'ils n'avaient pas convenablement exercé
leur devoir de surveillance et de contrôle. Il
y a toutefois un petit détail " mineur "
: la loi ne donne pas aux administrateurs le pouvoir
d'obtenir n'importe quelle information sur la société
qu'ils " administrent ". Ils ont le droit
de poser des questions mais ...hélas peu de moyens
d'obtenir les réponses, et encore moins de les
vérifier.
Triste sort que celui des administrateurs, car ils
sont souvent désarmés pour véritablement
savoir ce qui se passe. A part les membres du conseil
qui sont réellement actifs, la grande majorité
des administrateurs est informée de l'évolution
de l'entreprise de manière trimestrielle ou,
dans le meilleur des cas, mensuelle. L'information qu'ils
reçoivent, durant une séance de quelques
heures, provient de la direction, ce qui donne a celle-ci
le privilege de décider ce que les administrateurs
doivent savoir... et ne pas savoir. Ceux-ci sont donc
tout simplement à la merci de la direction qu'ils
sont censés surveiller ! Faute de moyens d'investigation
réels, ils peuvent certes poser des questions.
Il n'est toutefois pas évident de poser les bonnes
questions quand on reçoit des informations "
pasteurisées ". Il n'est pas ici question
d'accuser les directeurs de systématiquement
manipuler les membres de leur conseil car c'est loin
d'être la règle. Il peut en effet aussi
arriver qu'une direction de bonne foi ne soit elle-même
pas consciente de certains problèmes ou risques
auxquels est exposée leur entreprise. Comment
le conseil peut-il identifier des problèmes que
la direction n'a elle-même pas vu venir ? Les
questions de fond sont, de plus, souvent abordées
de manière superficielle car, comme dans de nombreuses
réunions de copropriétaires qui ont des
débats animés sur la problématique
des pigeons salissant les balcons, l'essentiel du temps
est consacré à des sujets mineurs. C'est
une autre application de la loi de Pareto : 80% du temps
est consacré aux sujets ayant un niveau d'importance
de 20%.
La quadrature du cercle n'est heureusement pas totale.
Il reste aux administrateurs la possibilité d'analyser
les états financiers de l'entreprise. Ceux-ci
sont vérifiés par l'organe de révision
qui atteste du bon respect des règles comptables.
Ils disposent donc là d'informations fiables
et concrètes. Leur examen absorbe d'ailleurs
une partie très substantielle de la durée
de chaque conseil d'administration. Le problème
des états financiers est qu'ils donnent une image
très limitée de la situation réelle
de l'entreprise. Ils donnent une image du passé
mais pas de l'avenir. Ils ne fournissent notamment aucune
indication sur la stratégie, les engagements,
les perspectives futures, les problèmes de gestion
ou humains. L'exemple tristement célèbre
d'Enron, sans parler de celui de Swissair, a mis en
évidence la difficulté de se faire une
idée réelle de la situation de l'entreprise
à partir de ses états financiers.
Pour identifier les problèmes potentiels,
il faut donc non seulement savoir lire entre les
lignes des états financiers, avoir une grande
expérience du monde des affaires ainsi qu'une
perspicacité hors pair, mais aussi faire preuve
d'une grande sensibilité émotionnelle
pour comprendre les " humains ".
Le choix des administrateurs joue en fin de compte
un rôle essentiel. Certains ont la formation et
le savoir-faire nécessaires pour au moins poser
les bonnes questions. S'ils n'obtiennent pas des réponses
convaincantes, ils peuvent conclure que la situation
est peut-être plus grave qu'il n'y paraît.
Il leur reste alors le privilège de démissionner
si les autres membres du conseil ne sont pas prêts
à prendre des mesures sanctionnant la direction.
Face à cette situation on peut se demander comment
les administrateurs peuvent convenablement faire leur
travail ou s'ils sont tout simplement condamnés
à l'impuissance.
L'utilisation des réviseurs correspond à
celle d'une Ferrari pour faire ses courses au supermarché
du quartier. Autrement dit, les réviseurs effectuent
leur travail conformément aux exigences de la
loi pour finalement se prononcer sur la bonne tenue
de la comptabilité. Ils informent parfois la
direction des problèmes identifiés au
passage mais, en l'absence d'obligation légale,
ne les communiquent que rarement au conseil d'administration.
Pour exploiter le potentiel réel de ces "
Ferraris ", il suffirait de leur confier un mandat
complémentaire, faisant l'objet d'une lettre
d'engagement indépendante du mandat de révision
indiquant pour mission de donner au conseil d'administration
une vision plus complète de la situation de l'entreprise.
J'appelle ce mandat "going concern due diligence
" car il correspond à une " due diligence
" s'insérant dans la continuation de l'entreprise,
par opposition à celle qu'effectue un investisseur
avant d'investir dans une entreprise. La " due
diligence " couvre la plupart des aspects que les
états financiers laissent de côté.
Les organes de révision qui ont l'habitude de
faire des " due diligences " sont parfaitement
à même d'assumer de telles missions car
elles complètent logiquement le mandat de révision
imposé par la loi. Evidemment, une " going
concern due diligence " coûte un peu plus
cher que le simple mandat de révision. L'augmentation
de coût ne devrait toutefois pas être excessive
car une bonne partie du travail est de toute façon
faite dans le cadre de la révision prévue
par le code des obligations. Ce coût, qui correspond
en quelque sorte à une prime d'assurance est
minime en regard du coût de l'ignorance. Si de
telles " going concern due diligence " étaient
entrées dans les moeurs, il est fort probable
que les administrateurs de Swissair auraient pu corriger
le tir et éviter certaines surprises.
Il existe donc des solutions pour les administrateurs
qui veulent savoir comment et où va l'entreprise
qu'ils sont censés diriger. La " going concern
due diligence " conduit les réviseurs à
se pencher sur la substance plutôt que de s'en
tenir à la forme, comme c'est un peu le cas avec
l'audit prévu par la loi. Ce mandat complémentaire
ne correspond pas à l'intervention d'un consultant,
comme ce fut le cas d'Arthur Andersen chez Enron. La
différence entre un mandat de consultant et un
mandat de " going concern due diligence "
tient au fait que le premier apporte des solutions et
des conseils, ce qui peut créer de sérieux
conflits d'intérêt, alors que le second
ne fait qu'identifier les problèmes. Dans ce
cas il appartient ensuite à la direction, administrateurs
compris, d'adopter les mesures correctives nécessaires.
En effectuant une " due diligence " le réviseur
n'a aucun conflit d'intérêt car il n'est
jamais juge et partie. De plus, ses conclusions n'ont
pas à figurer dans le rapport de révision
annexé aux états financier puisqu'il s'agit
d'un mandat séparé. Cela donne la possibilité
au réviseur de dire dans son rapport de "
going concern due diligence " ce qu'il voit réellement,
sans avoir besoin de s'en tenir aux exigences du code
des obligations. L'importance des remarques contenues
dans un rapport de révision est telle que le
contenu du rapport donne parfois lieu à d'âpres
négociations entre les réviseurs et la
direction de l'entreprise. Dans ces situations, c'est
le strict respect des obligations légales qui
tient lieu de critère de décision pour
déterminer si le réviseur doit ou ne doit
pas mentionner certains points observés. Cette
problématique n'existe pas pour le mandat de
" going concern due diligence " car le réviseur
n'a de comptes à rendre qu'à son mandant,
à savoir le conseil d'administration. Relevons
enfin que les actionnaires gagneraient aussi à
prendre connaissance des conclusions d'un tel rapport
car elles les concernent au premier plan. Pour ce faire,
il suffit à l'assemblée générale
de voter le mandat de " going concern due diligence
" en demandant que ses conclusions lui soient communiquées.
Cette approche représente un outil puissant permettant
aux administrateurs, et le cas échéant
aux actionnaires, de mieux identifier les problèmes
auxquels leur entreprise risque d'être confrontée.
Le " Viagra des administrateurs " existe donc
et leur impuissance n'est, de ce fait, pas inéluctable.
Il leur suffit de passer commande !
* Enseignant et co-responsable des cours d'entrepreneurship
à HEC Genève; rc@getratex.ch,
CEO Getratex SA, administrateur de sociétés
et consultant.
|